SOUVENIRS SUR LES DERNIERS JOURS DE SLOWACKI

 

 

Le premier avril, quand je suis venu chez lui, il me dit que la nuit il s’est senti si mal qu’il ne pensait pas survivre au jour. Il demanda si je ne connaissais pas un pauvre compatriote qui accepterait de dormir chez lui, car il sentait que la mort approchait et il préférerait qu’un compatriote lui fermât les yeux plutôt qu’un étranger. Je lui demandai de me permettre de m’installer chez lui. Il n’accepta pas pour ne pas me soustraire à mes obligations, et comme j’insistais encore, il dit que nous en reparlerions plus tard.

Le lendemain, il me dit qu’il avait commencé à transcrire son poème inédit, mais qu’il avait si peu de force qu’il a du renoncer. Je demandai de me le dicter, ce qu’il fit, et ainsi nous en écrivîmes une partie, mais cela aussi le fatiguait et nous reportâmes le reste à plus tard. […]

Le trois avril, mardi, je trouvai chez lui le Français Pétiniaud que Juliusz connaissait déjà intimement depuis deux ans ; celui-ci me dit que Juliusz avait passé une très mauvaise nuit, et bien qu’il se soit levé le matin et qu’il ait marché, cela l’avait fatigué à tel point que vers dix heures, il s’était évanoui et il semblait que c’était fini. Moi, je l’ai trouvé au lit, mais déjà pleinement conscient. Je l’interrogeai sur sa santé. Il dit qu’il avait de la fièvre qui soutenait ses forces, mais qu’il se sentait très faible […]. Aussi, demanda-t-il que je fasse venir sans tarder l’abbé Praniewicz pour lui donner les derniers Sacrements.

Juliusz se réjouit à la vue du serviteur de Dieu et alla aussitôt se confesser. Lorsque, en entendant la clochette, nous entrâmes dans la chambre à coucher, nous le trouvâmes, attendant de ses propres forces la sainte Communion. Après avoir muni le malade du Sacrement de l’au-delà, le prêtre quitta l’appartement, et alors seulement nous mîmes au lit Juliusz, affaibli par cet effort excessif.

Il sentait pourtant que ses derniers moments s’approchaient, car il nous dit en penchant sa tête sur l’oreiller : « C’est peut-être dans cette position qu’il me faudra quitter cette terre. »

Il le dit avec un calme sourire, sans la moindre inquiétude, sans regret. Sur ce, entra le concierge et il lui remit une lettre de la poste. Slowacki reconnut vite la main de sa mère et son visage s’éclaircit. Il n’était plus en mesure de briser le cachet, aussi me confia-t-il la lecture qu’il écouta avec recueillement en fermant à demi les paupières. Quand j’eus fini, il ouvrit les yeux et me dit avec une calme émotion : « Comme Dieu est bon. Avant que je ne meure, il me donne encore cette grande consolation : l’adieu et la bénédiction de ma mère. Dis-lui, quand tu la verras, que s’il m’était permis de rendre mon âme entre ses mains, je le ferais avec la même confiance que maintenant, lorsque je la dépose entre les mains de Dieu […]. » Je soutenais sa tête et Pétiniaud frictionnait son pouls et les tempes, mais ce fut en vain ; un moment après la respiration et le coeur cessèrent de battre.

Le lendemain, de bon matin, vint Norwid pour voir le malade. « Je fus le premier qui vit le corps déjà froid de Juliusz Slowacki, — note-t-il dans ses Fleurs noires. — On voit peu de visages de morts aussi beaux que l’était celui de Slowacki, dont le blanc profil se découpait sur le fond sombre d’une tapisserie défraîchie, représentant une scène de l’histoire de Pologne… »

 

 

Traduit par E. M.