CHOPIN, SLOWACKI, BIEGAS
ET LA MÉTAPHYSIQUE


par Krzysztof Jezewski


Colloque donné à la Bibliothéque polonaise de Paris, le 25 octobre 1999



Je crains de ne devoir réjouir par les sons du fifre
ceux qui, leur vie durant, ne prêtèrent jamais l'oreille au
concert des anges et qui, d'ailleurs, ne croient pas que les
cieux puissent soudain s'ouvrir et que leurs oreilles puissent
être envahies par l'insoutenable harmonie des sphères...

Juliusz Slowacki, lettre à sa mère, 1845.
 

     Nous ne pouvons rien y faire ! Les mystiques ne jouissent d'aucune opinion favorable ni de popularité auprès de la plupart des hommes. Qui s'intéresse à l'aigle planant dans les hauteurs, dont le vol est à peine perceptible par l'œil humain ? Combien en revanche ils trouvent passionnants les vautours, les corneilles, les pies, les pigeons, les moineaux et même les poules et les canards qui traversent de vastes étendues... sur leurs pattes ! Tout cela est très amusant, on peut l'observer des heures entières ; mais l'aigle ? Qu'il évolue là où bon lui semble, dans une solitude qui le condamne...
     La tragédie des mystiques ne tient pas seulement à leur absolue solitude. Le problème, c'est que ce qui pour eux relève de l'expérience la plus concrète, de la plus palpable réalité, ce qu'ils ressentent et vivent par chaque fibre de leur corps et de leur âme, est incommunicable. (Bernard de Clairvaux appelle l'extase mystique « mystère inexprimable, impossible à relater »).
     Si les mystiques veulent partager ce qu'ils ont ressenti et vécu, ils s'exposent à la risée ou au mépris. Déjà Lao Tseu, six siècles avant Jésus-Christ, disait dans le Tao-tö king (chap. XLI) :

Lorsqu'un homme élevé entend la Voie 1
          Il l'embrasse avec zèle.
Lorsqu'un homme médiocre entend la Voie
          Il l'écoute et il l'oublie.
Lorsqu'un homme grossier entend la Voie
          Il éclate de rire.
La Voie, s'il ne riait pas, ne serait pas la Voie.

Traduit par Pierre Leyris.

     Mais les mystiques sont têtus par nature et jamais ils ne se reconnaissent vaincus. Celui qui a connu la grâce et la douceur de l'illumination ne rebroussera jamais chemin. Dans son poème Le Mysticisme, Cyprian Norwid écrit :

Mystique ? Il se fourvoie – c'est sûr !
Tu vas dire le m y s t i c i s m e n'existe pas ?
Vide déplorable, seulement,
Rêve – avant qu'il ne fasse jour !...

Le montagnard ? au sommet des Alpes
S'il s'égare dans un nuage...
Douterait-il de son existence
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
S'il s'égare de nouveau ?

Traduit par K. Jezewski et P. Talec.

     Les poètes et les penseurs du Moyen Âge comprenaient parfaitement l'importance de la connaissance mystique. Ce fut le cas de Dante, de Hildegarde de Bingen, de Ruysbroeck l'Admirable, de Maître Eckhart ou bien, au XVIe siècle, de saint Jean de la Croix ou de sainte Thérése d'Avila ; en Angleterre – des poètes métaphysiques comme George Herbert, John Donne, Henry Vaughan. Au XVIIe siècle, ce fut le cas de Blaise Pascal, de John Milton, d'Angelus Silesius et de Jacob Boehme et, plus tard, déjà au seuil du romantisme, de William Blake. Parmi les romantiques, il y eut beaucoup de mystiques : les plus grands d'entre eux furent par exemple : Novalis, Hugo, Hopkins; en Pologne, Slowacki, Mickiewicz, Krasinski, Norwid. Ces phares de l'humanité n'avaient aucun doute sur les sources métaphysiques de l'art et y puisaient à pleines mains. Cela a trouvé une expression éblouissante dans la musique du Moyen Âge et plus tard chez Bach, Händel, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Berlioz, Liszt, Wagner, Bruckner, Franck, Brahms, Mahler, Scriabine, Fauré... Au XXe siècle, chez Elgar, Martin, Poulenc, Honegger, Messiaen, Penderecki, Pärt. Dans la peinture, en dehors du Moyen âge extrêmement riche à cet égard (Fra Angelico, Van Eyck, Titien), l'art mystique a atteint son apogée dans les œuvres de Raphaël, Léonard de Vinci, El Greco, Georges de La Tour, Rembrandt et, au XIXe siècle, celles de Caspar Friedrich, Turner, Böcklin, Moreau.
     Mais le symbolisme est sans doute le mouvement qui possède le plus de conscience métaphysique. Il est en quelque sorte né du romantisme tardif, mais pour aller peut-être encore plus loin dans l'exploration des régions qui étaient jusqu'alors presque vierges pour l'art : le domaine de l'inexprimable. Il suffit de citer Rainer Maria Rilke, Stéphane Mallarmé, Paul Valéry ; dans la musique, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Paul Dukas, Ernest Chausson, Albéric Magnard, et, dans la peinture, Claude Monet.
     C'est cet esprit qui a engendré le merveilleux poème du prince des poètes symbolistes polonais, Casimir Przerwa-Tetmajer (1865-1940). (Le temps n'est-il pas venu de reconnaître en lui le successeur de Slowacki ?) C'est sans doute un des plus grands mystiques polonais !

Et j'ai connu l'instant où le monde, à mes yeux,
était dissimulé, voilé de brouillards bleus,
et brillait tout entier comme, à l'aube naissante,
font leur éclat sur l'eau les ondes bleuissantes.

Et j'ai connu l'instant d'un ravissement tel
qu'il me semblait être hors du cycle des mortels :
mais alors je fondis en ce vide du monde
comme dans l'horizon des mouettes se fondent...

Et seulement au loin se devinaient encor
sur les prés du vallon des arbres vêtus d'or
et de vagues maisons, blanches, ensoleillées,
l'immensité d'azur alentour déployée...

Et ce que je sentais est aux hommes caché :
il me semblait, ô Dieu, Ton vêtement toucher
et, comme libéré de l'humaine mémoire,
j'étais pour un moment un élu, dans Ta gloire !

Traduit par Roger Legras.

     Il faut cependant remarquer que tout art métaphysique n'est pas forcément mystique, c'est-à-dire lié à une religion. Il rejoint la mystique dans ce sens qu'il essaye d'exprimer, de pénétrer le Mystère de l'existence, le secret de l'Absolu, de la vie et de la mort, de l'infini et de la souffrance, toute leur beauté et leur effroi. La mystique et la métaphysique sont donc liées par une recherche commune de la Transcendance. Dans ce sens, métaphysique est chaque grand art même sans connotations religieuses, par exemple dans la musique, Debussy et Ravel, dans la peinture Magritte et De Chirico, dans la sculpture, Rodin, dans la poésie, l'œuvre de Julian Przybos. On pourrait dire que dans ce fascinant XIXe siècle dominé par le romantisme et le symbolisme, l'éventail des sensations que peuvent connaître les artistes s'est élargi à l'infini. Comparés à eux, certains classiques secondaires font l'impression d'être... limités... N'oublions pas que le rationalisme du XVIIIe siècle avait dévasté la spiritualité européenne, surtout en France. Et, chose caractéristique, la musique du temps de la Révolution française exhale littéralement l'ennui, la stérilité et la médiocrité, de même que « l'art » du socréalisme ! Peut-être parce que cette révolution-là avait justement choisi la médiocrité comme idéal humain, rejetant toute hiérarchie. Et pourtant chaque véritable artiste est un aristocrate d'esprit. Ibn-Arabi pensait même que grâce à l'imagination, il possède une puissance égale à celle de Dieu. Et Schelling affirmait que l'imagination d'un génie participe au Divin, car à travers l'art l'homme s'unit à Dieu...
     En 1901, dans les colonnes de la célèbre revue moderniste de Varsovie, La Chimère, Zenon Przesmycki (Miriam), excellent critique, traducteur, poète et éditeur, découvreur de Norwid – dont la dévise était que « chaque grand art est symbolique par sa forme et métaphysique dans son contenu » – écrivait dans son article célèbre « Combat avec l'art » : « La création vraie, profonde, n'étant pas une copie de la vie, mais une pénétration de son essence, si cette création doit puissamment émouvoir, elle exigera une puissance remarquable de sentiment et de présence d'esprit de la part des lecteurs. Elle n'est donc uniquement accessible qu'à ceux qui possèdent la capacité de communier avec ce qu'ils lisent d'une façon à la fois créatrice et spirituelle. »
     Les principes de la démocratie moderne, conduisant souvent à l'abolition d'un aristocratie de l'esprit, constituent ainsi une menace pour l'exercice de l'art véritable... Aujourd'hui, presque cent ans après, face à l'hégémonie des infracultures ou des cultures de masse propres aux sociétés égalitaires, ces paroles ne sont-elles pas toujours d'actualité ?
     Dans un autre article, « Le destin des génies », Przesmycki constatait que l'art et l'artiste véritables doivent accepter d'être condamnés à la solitude et au renoncement pour ne plus vivre qu'avec des aspirations et de hauts désirs, ils peuvent bien jeter des diamants et des perles très pures, personne ne se baissera pour les ramasser, personne ne les remarquera...
     Heureusement, tout ne va pas aussi mal ! Car il se trouve des gens qui, bien que peu nombreux, saisiront le message de l'artiste. Bruno Schulz n'avait-il pas raison de dire que « l'art est un cri lancé à travers les ténèbres dans l'espoir que quelqu'un le percevra sur la même longueur d'onde que celui qui a lancé ce cri » ? Hélas, il est fréquent que cela ne se produise que bien d'années après la mort de l'artiste. Il en fut ainsi de Slowacki, Norwid, Hopkins, Dickinson, Oscar Milosz, Kafka, Bruckner, Mahler, Biegas... Pourtant, nombre d'entre eux, en raison de l'hermétisme de leur message resteront sans doute pour longtemps réservés à quelques initiés... Il est vrai que certains rares artistes sont acceptés presque immédiatement, si grande est la force et l'originalité de leur génie, le plus bel exemple étant Frédéric Chopin. La clé de son succès est peut-être cette phrase d'Albert Roussel : « Dans la musique de Chopin, l'humanité entière se retrouve avec sa souffrance, sa passion et son espoir. » André Gide l'avait surnommé le « Baudelaire de la musique » et Stanislas Przybyszewski dans son insolite essai poétique Sur les chemins de l'âme avait écrit : « Au-delà de la musique de Chopin se trouve l'immense mer de l'âme humaine, de l'âme universelle, car seul Chopin dans notre musique eut le droit de dire avec notre barde-prophète immortel, Mickiewicz – Je suis un million d'hommes ! » Notons que l'autre barde, Slowacki, avait dit exactement la même chose !
     Przybyszewski désigne ici un des plus importants aspects de l'oeuvre de Chopin : son caractère englobant et réunificateur de l'humanité, ce qui depuis toujours a été, comme l'écrit le célèbre voyant et mystique, Stefan Ossowiecki (1877-1944) dans son livre Swiat mego ducha i wizje przyszlosci (Le monde de mon esprit et mes visions de l'avenir, 1933) : « Le domaine des génies et des hommes de providence qui conduisent l'humanité sur la grande route menant à l'Esprit Unique. Cette conscience est illimitée, continuait Ossowiecki. Sa volonté suprême gouverne dans le sens le plus précis du mot. Cette volonté, se servant des maîtres, des génies, des hommes de providence, des vrais voyants, jette dans la conscience de l'humanité – à travers la supraconscience, l'intuition supérieure – l'idée de la réunification de tous les peuples. Dans le subconscient de l'humanité, cette idée mûrit, mais cela va durer encore quelques milliers d'années. Pourtant, l'Esprit Unique vaincra en absorbant l'esprit de toute l'humanité. C'est seulement alors que l'individualisme de notre « moi », de notre conscience, disparaîtra pour toujours et que l'élément divin présent en chacun de nous s'unira toujours plus étroitement avec l'Esprit Unique. Ayons plus de foi en nos forces, en la puissance de l'esprit, ayons plus d'espérance en un avenir meilleur, soyons autant que possible habités par l'Amour Christique, le seul vrai levier du monde ! Diffusez-le partout, aux quatre coins du monde... »
     Comme Ossowiecki est proche ici de la pensée du grand philosophe récemment disparu, Jean Guitton. Dans son Court traité de phénoménologie mystique il appelle les mystiques « des mutants, c'est-à-dire des types de l'humanité qui sont en avance sur les autres parce qu'ils préfigurent l'humanité de l'avenir temporel-éternel ». Il est donc compréhensible qu'ils suscitent la méfiance du monde scientifique comme des théologiens (le cas de Jeanne d'Arc !), car ils sont encore prisonniers du présent, seulement à une étape inférieure du développement spirituel. Une vision analogue de l'humanité « divinisée », portée aux sommets de son évolution, donc plus proche de Dieu, fondue en Lui, était entre autres partagée par Hölderlin, Novalis, Slowacki, Norwid, Rilke, Baczynski et, dans la philosophie, par Bergson, James, Marcel, Teilhard de Chardin...
     Chose caractéristique, comme le souligne Jean Guitton, les grands mystiques sont la spécialité de la religion chrétienne, car le plus grand guide et berger des mystiques a été Jésus-Christ. Notons, entre parenthèses, comme elle est piètre et misérable et à la fois gonflée d'orgueil et de suffisance, cette attitude qui se veut rationaliste et scientifique, et qui exclut tous les phénomènes liés au cercle mystique : stigmates, clairvoyance, guérison des malades, miraculeux retours de la santé, bilocation, lévitation etc. Et pourtant les faits sont là !
     Que Chopin ait appartenu au petit groupe des artistes à qui fut accordée, ne fût-ce qu'une fois dans leur vie, la grâce d'une relation directe avec l'Élément Divin, c'est ce dont témoigne Cyprian Norwid tel qu'il est cité dans un souvenir d'Edward Siwinski : « Chopin avait parfois des moments d'exaltation où son ouïe atteignait une sensibilité extrême ; il entendait alors des sons inaudibles pour l'oreille humaine. »
     Chose curieuse, ces mêmes expériences étaient aussi connues de Maurice Mochnacki, célèbre historien et pianiste romantique, ami de Chopin, mort à l'âge de trente et un ans, qui percevait l'harmonie du monde dans le chœur des esprits : « Vous n'entendez pas cela – disait-il – mais moi qui serai bientôt réuni à eux, je les pressens déjà, j'entends leur jeu harmonieux emplir le monde... » Je renvoie les sceptiques au livre extraordinaire du philosophe français Raymond Ruyer, La gnose de Princeton (1977), où il est question de la structure musicale de l'univers. Il faudrait situer également dans le même cercle d'expériences les sensations de Brahms et de Schönberg qui, en composant, se sentaient inspirés par une force étrangère (le compositeur et philosophe ésotérique anglais Cyril Scott en parle dans son livre capital paru en 1933, La Musique, son influence secrète à travers les âges).
     Car, comme l'a dit Karol Szymanowski dans une interview accordée en 1934 à la revue ABC : « Ce qui est le plus important dans l'art, c'est quelque chose situé au-delà de l'art. Un élément transcendantal. Dans la musique même les non-musiciens sentent le souffle d'un autre monde. Ils sentent que, juste à côté d'eux, un élément est comme descendu sur terre. » N'est-ce pas justement dans la musique de Chopin qu'il est possible de ressentir le souffle d'un autre monde enchâssé dans la forme du beau absolu ?
     Il semble que rien ne corresponde mieux à cette musique que la phrase de Schelling selon laquelle « le compositeur révèle l'essence la plus profonde du monde dans un langage que la raison ne conçoit pas ». Car ici il n'est justement question que de sentir. Mickiewicz n'a-t-il pas dit que « le sentiment et la foi lui font plus connaître que du savant la loupe et l'œil 2 » ? Devant ce langage qui est le langage de la Vérité, qui n'exprime rien et qui pourtant exprime tout, la raison, l'intellect restent impuissants. Peut-être parce que la musique nous permet de plonger avec les yeux de l'âme dans l'invisible architecture de l'Esprit ? Qu'elle est cette « éblouissante ténèbre », selon l'expression du poète métaphysique anglais Henry Vaughan au sujet de la perception de Dieu ? Ce qu'éprouvent parfois les mystiques ? Et ce qu'ils tentent d'exprimer maladroitement dans notre langue humaine si limitée ?
     « Les mystiques sont les canaux par lesquels un peu de la connaissance des vraies réalités filtre d'en haut dans notre univers humain d'ignorance et d'illusion – écrivait le grand écrivain et penseur anglais, Aldous Huxley. – Un monde totalement privé de mystiques serait un monde complètement aveugle et insensé. » Et Albert Einstein a dit : « Le plus sublime et le plus profond sentiment dont nous sommes capables, c'est de vivre ce qui est mystique... » Et il ajouta une autre fois : « Je veux savoir comment Dieu a créé le monde. Je veux connaître ses pensées. Le reste n'a pas d'importance. »

*   *   *

     Juliusz Slowacki a connu la grâce de la Révélation Divine, à l'état de veille, le 20 avril 1845. Les cas d'illumination mystique parmi les poètes, les artistes et les penseurs ne sont pas aussi isolés qu'on le croit. En 1654 l'a subie Blaise Pascal, en 1744 Emmanuel Swedenborg, en 1886 Paul Claudel, en 1898 Joris Karl Huysmans, en 1909 Max Jacob, en 1914 Oscar Milosz, en 1927 Pierre Reverdy, en 1935 André Frossard et Francis Poulenc, en 1938 Simone Weil, en 1941 très probablement Krzysztof Kamil Baczynski, un des plus grands poètes polonais, mort à l'âge de 23 ans sur les barricades de l'insurrection de Varsovie en 1944, souvent comparé à Slowacki.
     Mais personne sans doute n'a été aussi « foudroyé » par le Divin que Slowacki. Il l'a décrit dans son magnifique poème Extase :

Car mon Créateur m'est venu chercher en sombre lieu
Dans mes ténèbres il m'a saisi d'un bond de feu.

Car le Seigneur dans son abîme m'a dit : « Je suis. »
Sur moi vinrent l'éclair et le tonnerre et le doux bruit.

C'est pourquoi éternellement je me prosterne ô mon Dieu
En mémoire et en espérance de ton lit de feu.

Quand le Seigneur était cette colonne de flamme devant moi
Quand je n'étais qu'un roitelet dans les serres de mon Roi,

Quand il était jusque dans mes os feu qui foudroie
Quand je me sentais consumé par l'insoutenable au-delà,

Pourquoi mon âme cacherait-elle à mon Seigneur
Que je tremblais dans ma racine et que ma joie mourait de peur ?

Jamais je ne saurais endurer effroi plus haut
Quand bien même mon chef serait entre la hache et le billot.

Et quand j'eusse même vécu tout ce qu'un saint peut ressentir
Jamais ainsi je n'aurais perdu toute science et souvenir.

Le roc de ta légèreté tandis qu'il me plaque au sol
Mon cœur que ta peur éblouit ne sait où le jette son vol.

Sous la lumière en cataracte les murs de ma chambre ont cédé
Je fus saisi comme un duvet et jeté à l'éternité.

Ce léger souffle audible à peine et qui couve en secret tout bruit
M'a porté jusque dans l'éther sans que j'aie bougé de mon lit.

Traduit par C. Jelenski et P. Emmanuel.
 

     Slowacki a relaté aussi son expérience à sa mère, d'abord de manière circonspecte, dans une lettre du mois de mai 1845. Il y parlait des « souffles flamboyants du monde invisible qui viennent le visiter ». Et au mois de juillet de la même année il leva un coin du voile devant son être le plus cher : « J'ai été frappé par les lumières, visiblement – alors que mon sang et mes sens étaient absolument calmes – avec une telle puissance que je ne sentirai sans doute une telle chose qu'après ma mort... car je ne pourrais pas le supporter avec mon corps... »
     La même année il écrivait encore à sa mère : « Tout ce que j'écris n'est jamais le fruit d'une pensée froide ou d'une création rationnelle, mais d'une vérité intérieure... ». Voici un de ses poèmes qui illustre assez bien, semble-t-il, cette idée :

L'Ange de feu, qui sur ma gauche guette,
fait vibrer l'écho d'un amour ancien.
Avec toi ! avec toi ! près des blanches mouettes,
Avec toi, sous le froid linceul sibérien,
Où hurlent les vents ainsi que des hyènes,
Où tu pais, foulant les tombes, des rennes.

Des lis ont poussé hors de mon tombeau
Qui semble un calice blanc magnifique.
La nuit, une lueur sort du caveau
Et d'une âme aussi la douce musique...
Tu feras s'éteindre ce feu qui luit,
Se taire les sons, s'endormir l'esprit.

Sur le saphir saint, à hautes paroles,
Toi seul tu pries – et de tes cheveux,
Comme des brillants, une suite vole
De prières-étoiles, vers les cieux !

Traduit par Roger Legras.
 

     Le seul artiste à avoir osé exprimer cette liaison de Chopin et de Slowacki avec l'Élément Divin a été le grand sculpteur polonais installé en France – Boleslas Biegas (1877-1954). Il fut aussi peintre et auteur dramatique. Salué par Aleksander Swietochowski comme un nouveau Giotto (comme lui il fut berger), il accomplit des études grâce à la générosité de ses mécènes, mais son individualisme d'avant-garde provoqua son renvoi de l'Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Lié d'abord avec la Sécession viennoise, il s'installa en 1902 à Paris où il vécut jusqu'à sa mort en 1954. Son primitivisme et son géométrisme annoncent le cubisme et le surréalisme, mais ses meilleurs œuvres appartiennent au symbolisme.
     L'œuvre de Biegas correspond parfaitement à l'idée de Cyprian Norwid : « Le sculpteur travaille la matière pour qu'elle cesse d'être matière. » Car les sculptures de cet insolite et unique artiste essayent d'exprimer l'inexprimable, cherchent à représenter les grands problèmes métaphysiques. Déjà les titres de ses œuvres des années 1894-1909 en témoignent : Dieu le Père, Le Rêve de Dieu, La Douleur, Le Désespoir, Le Crépuscule, La Nuit, Le Silence, La Fin du monde, La Lutte pour la vie, Le Langage de la pensée, L'Éternité, L'Univers, L'Humanité, La Philosophie, Le Livre de la vie, L'Espace, Cinq mystères, Le Sphinx, La Sagesse, Le Destin, Le Commencement de la dualité du Dieu Créateur, L'Avenir, Le Pressentiment, L'Amour de la mort, La Puissance de la pensée, Le Commencement de la création, La Naissance de la pensée, L'Intelligence, La Providence...
     Ce qu'avait écrit Henryk Biegeleisen, historien de littérature, spécialiste de Slowacki et du romantisme, auteur d'une monographie de Biegas (Lwow, 1911) au sujet de son théâtre (Graczak, Michel-Ange, Orfida, Bramir, Saturne) se rapporte aussi parfaitement à son œuvre de sculpteur : « C'est une vision ininterrompue, un royaume enchanté des spectres de l'au-delà, un pays de rêves mystiques plongés dans l'espace sans bornes de l'infini... ». Quant à ses sculptures, il les définit comme « engendrées dans un éclair de clairvoyance ». (Chose curieuse, en 1877, l'année de la naissance de Biegas, sont venus au monde deux des plus grands clairvoyants du siècle : Stefan Ossowiecki et Edgar Cayce, tous les deux étaient d'ailleurs de grands mystiques !)
     Le célèbre poète symboliste belge, Émile Verhaeren, a écrit dans une lettre à Biegas : « Vous contemplez le monde avec naïveté et profondeur... vos œuvres plastiques sont des poèmes... Voilà pourquoi je vous aime, surtout dans votre lutte avec la réalité profonde et frissonnante que vous douez d'une intensité telle que l'âme humaine y apparaît comme chez les vrais maîtres. »
     Dans l'œuvre plastique si riche de Biegas, on distingue deux cycles de « portraits spirituels » particulièrement intéressants consacrés aux musiciens (Bach, Beethoven, Chopin, Berlioz, Wagner) et aux poètes (Mickiewicz, Slowacki, Krasinski, Baudelaire). Jamais sans doute la sculpture n'a subi une telle dématérialisation, une telle spiritualisation, une telle sublimation poétique. Le grand écrivain et esthète anglais Walter Pater affirmait que « tout l'art tend à l'état de la musique ». Cette conviction sur l'unité des arts a merveilleusement fructifié dans l'œuvre de Biegas. C'est Chopin qui le fascinait tout particulièrement : il l'a sculpté cinq fois, sans doute sous l'influence de Stanislas Przybyszewski, qui était alors au sommet de sa gloire et a consacré à ce génie de la musique trois magnifiques essais poétiques en prose dont l'étonnant parallèle : Chopin et Nietzsche. Il y a en tout cas une ressemblance dans la façon d'aborder ce personnage chez Biegas et chez Przybyszewski. La plus belle version du monument de Chopin de Biegas se trouve au Musée National à Cracovie (elle est actuellement exposée au Musée d'Art Nouveau à Plock, où se tient une grande exposition des œuvres de cet artiste, prolongée depuis deux ans). C'est une œuvre unique, ne ressemblant qu'à elle-même : faite de mouvement, d'élan, de tension, de frémissement, d'ardeur, tout comme les immortels préludes, études, ballades, scherzos, sonates et polonaises de ce musicien, lui aussi unique dans son genre. On aurait voulu dire « incessante métamorphose » comme dans le livre sacré de la Chine, le Yi king. On pourrait imaginer la réaction de Norwid à la vue de cette sculpture : ici, littéralement, « la matière cesse d'être matérielle » ! Biegas a parfaitement compris l'esprit de la musique de Chopin, qui appartient au domaine de l'Élément du Feu – symbolisant, dans la mystique de l'Orient et de l'Occident, le cœur, le sentiment, l'amour, l'esprit, l'intuition, la pureté, la lumière et l'illumination, la métamorphose, la mort et la résurrection. C'est donc la meilleure image de Dieu, du moins la moins imparfaite de ses représentations. « Brahma est identique au feu », dit le livre sacré de l'Inde, la Bhagavad-gita. Ce feu, appelé Agni ou Atar en Orient, pourrait être associé dans la chrétienté à l'Esprit Saint.

Le feu. Rien d'autre que le feu.
Tout a surgi du feu
et tout retourne au feu.
Rose, soleil, sang, amour
sont de noms seulement
que revêt
l'incessante Flamme.
C'est elle la lumière de l'arbre
dans la plaine de douleur
elle qui suscite la blancheur
des neiges
jusqu'au chant des anges
elle
jusqu'à la transparence
qui distille les torrents
elle qui est le cœur
de la nuit transfigurée.

Le feu. Rien d'autre que le feu.
Tout a surgi du feu
et tout retourne au feu.

K. Jezewski, «Chopin : Étude en la mineur op. 25 n° 11»,
dans La Musique, traduit par D. Sila Khan.

 

     Il est impossible cependant de s'imaginer Chopin sans la présence de l'Élément de l'Eau – éternel symbole de la vie, de la pureté, de la vérité, de la sagesse, de la béatitude, de la résurrection du corps et de l'esprit. Chez Chopin (de même que chez Biegas) les Éléments du Feu et de l'Eau ne sont pas contradictoires, ils ne luttent pas entre eux, mais se complètent et collaborent, croissent tour à tour en vagues invincibles. Merveilleuse harmonie des contraires, comme dans le taoïsme et chez Héraclite. Et puis, aussi bien le Feu que l'Eau évoquent l'Esprit Saint :

Car l'eau
c'est aussi le feu de l'eau
pluie de feu
graine de résurrection
élément sacré
élément premier
donneur de vie
au-dessus de quoi
plane
l'Esprit Divin.

K. Jezewski, «Debussy : Préludes»,
dans La Musique, traduit par D. Sila Khan.

     Pour revenir à Biegas, ses deux monuments de Chopin (avec les spectres) sont peut-être nés sous l'influence de ce qu'a décrit George Sand dans l'Histoire de ma vie disant que « le cloître de Valdemosa lui semblait [à Chopin] rempli de spectres et de revenants ». Chose insolite, qui prouve le don de visionnaire chez Biegas, que sa sculpture de Chopin (actuellement dans la collection Guido Biazzi, en Suisse) décrit littéralement ce que la musicien a vécu pendant le concert donné à Manchester, le 29 août 1848. Cent vingt ans plus tard, le compositeur lui-même a confirmé d'outre-tombe l'authenticité de cette vision dans une lettre à Solange Clésinger du 9 septembre 1848, retrouvée par Bernard Gavoty seulement vers 1970, donc seize ans après la mort de Biegas ! Il cite ce fragment dans sa biographie de Chopin (Fayard, 1974) : « Il m'est arrivé une étrange aventure, tandis que je jouais ma Sonate en si bémol devant des amis britanniques. J'avais joué à peu près correctement l'allegro et le scherzo, j'allais attaquer la marche, quand soudain j'ai vu surgir du coffre entrouvert de mon piano, les créatures maudites qui, dans un soir lugubre, à la Chartreuse, m'étaient apparues. J'ai dû sortir un moment pour me remettre, après quoi j'ai repris sans rien dire... ».
     Dans cette version du monument, Chopin est entouré d'une foule de spectres inquiétants, presque maléfiques. Mais dans l'autre il apparaît en compagnie d'anges... N'est-ce pas vrai que :

Chaque poignée de l'esprit
chaque jour
chaque instant
est l'objet d'un combat

Chacun est l'enjeu
pour lequel luttent
l'Ange de l'Éclat
et l'Ange de la Nuit

K. Jezewski, « Nielsen : Cinquième Symphonie »,
dans La Musique, traduit par D. Sila Khan.

     Combien de saints et de stigmatisés ont dû lutter avec les démons justement parce qu'ils étaient des saints : saint Antoine, saint Bernard, saint Antoine de Padoue, saint Gérard Majella, saint Jean Marie Vianney (le célèbre curé d'Ars), sainte Thérèse de Lisieux, Marie Julie Jahenny, Padre Pio, Marthe Robin et beaucoup d'autres, à commencer par... Jésus. Et Chopin n'-a-t-il pas été une sorte de saint polonais ? Quant à sa religiosité, elle était extrêmement discrète, intériorisée au maximum, de même que toute sa personnalité purement introvertie. Bien que nous ayons peu d'informations à ce sujet, elles viennent des personnes les plus proches de Chopin, comme Franz Liszt, George Sand, le comte Grzymala, l'abbé Jelowicki, le domestique de Chopin, Jean, son élève Ignacy Krzyzanowski – tous confirment sa foi profonde. De surcroît, Eugène Delacroix, Solange Clésinger et Grzymala ont souligné à plusieurs reprises son caractère angélique. La spiritualité de Chopin a été évoquée par André Coeuroy, Léopold Binental, Zygmunt Zaleski, Mateusz Glinski (ce dernier dans une série d'articles publiés par l'Osservatore Romano en 1966). Rappelons ce qu'avait écrit le comte Grzymala, un des plus proches amis de Chopin, dans une lettre à Auguste Léo datée de la fin octobre 1849, au sujet des derniers jours de la vie du compositeur : « Quand il retrouva la paix de l'âme et quand il ressentit cette impossibilité de surmonter l'état extrême d'épuisement, alors une conviction intime s'est emparée de sa pensée 3 : qu'il ne peut plus vivre, et depuis ce moment jusqu'à sa mort dix jours sont passés. Mais ces dix jours valent pour ses amis toute sa vie d'artiste. Jamais l'Antiquité même la plus stoïque n'a laissé d'exemple d'une mort plus belle et d'une âme plus grande, plus chrétienne et plus pure. »
     Et plus loin, Grzymala ajoute : « Sa bonté et son indulgence n'étaient plus de ce monde. À présent soyons sûrs que Dieu a son âme et que cette âme sera très aimée. »
     Cela fait penser au magnifique poème de Cyprian Norwid, artiste qui a d'ailleurs le mieux compris le « message chopinien » sur la mort de Jozef Zaleski. Ce poème clôt son recueil Vade-mecum :

C'est pourquoi à l'Époque où il y a davantage
De C a s s u r e s – que d' A c c o m p l i s s e m e n t s...
C'est pourquoi dans ce temps où il y a davantage
De B r i s u r e s – que de C l ô t u r e s ;
C'est pourquoi maintenant où il y a beaucoup plus
De Dé c è s – que de F i n s,
Ta mort, porte-respect, homme Jozef,
A vraiment la ressemblance
D'une a c t i o n sacrée !
– Peut-être aurions-nous complètement oublié
Ce qu'est d'un chrétien la fin sereine
Et la plénitude d'une vie bien mûre...
Peut-être l'aurions-nous oublié, vraiment !...
En voyant – comme tout brusquement se disperse
Et claque les portes effroyablement –
Mais peu ont su les clore avec le royal loisir et la sérénité
Du prêtre quand il clôt le tabernacle sur l'Hostie.

Traduit par K. Jezewski et J. Mambrino.
 

     Les phénomènes surnaturels (indépendamment de ce qu'ils recèlent) sont, on le sait, chose bien rare. Dans la vie de Chopin ils ont apparu plusieurs fois (visions de spectres et perception de l'harmonie de sphères). Mais il faut en ajouter encore un, peut-être le plus spectaculaire, car survenu après sa mort. Il s'agit de l'affaire des masques mortuaires de Chopin exécutés par Auguste Clésinger. Le premier, effectué juste après la mort du compositeur, peu connu et rarement reproduit (il a été caché pendant plus de 100 ans par les descendants d'Adam Mickiewicz et a fait surface seulement en 1982, lors d'une vente publique à l'Hôtel Drouot) garde encore les traces de la soufrance terrestre ; il est, certes, bouleversant, mais plutôt raté. C'est pourquoi trois ou quatre jours après le décès de Chopin, Clésinger a fait encore quatre autre versions du masque et plus tard il a sculpté le visage de Chopin mort. Je renvoie les personnes intéressées par ce problème à l'ouvrage d'un éminent spécialiste, le docteur en médecine Czeslaw Sieluzycki, qui a plusieurs fois abordé ce sujet, à savoir dans les Annales Chopin nos 15 et 16 (1983) et, tout récemment, dans son livre Chopin, geniusz cierpiacy (Chopin, génie souffrant), et qui prouve que ces masques n'ont pas été retouchés comme on peut le croire, mais reflètent les métamorphoses qu'avait subies le visage de Chopin après sa mort. C'est peut-être à cela que pensait le comte Grzymala en écrivant dans la lettre déjà citée à Auguste Léo : « Quand j'aurai le bonheur de vous voir, je vous conterai un fait de clairvoyance magnétique le plus étonnant de ce que j'ai vu dans ce genre, mais que l'on ne peut pas fixer noir sur le papier. » Hélas, c'est le seul témoignage de Grzymala à ce sujet. Quel dommage que Jane Stirling (très amoureuse de Chopin !) lui eût déconseillé, peut-être par jalousie, d'écrire des souvenirs sur son ami sous prétexte qu'il écrivait mal le français ! Cela pourrait être une révélation ! Quoi qu'il en soit, quelque chose d'extraordinaire eut lieu après la mort de Chopin... Ne s'agit-il pas justement de cette métamorphose merveilleuse du visage du compositeur que nous transmettent ses masques mortuaires – ce reflet d'une béatitude céleste et de sérénité angélique ? Ce n'est peut-être pas par hasard que Chopin y ressemble à Blaise Pascal. Remarquons également que le portrait de Chopin sur son lit de mort, de Teofil Kwiatkowski, possède à peu près les mêmes traits que les masques. Chose curieuse, le superbe masque mortuaire de Karol Szymanowski possède, lui aussi, la même expression...
     Le premier à avoir décrit ce phénomène étonnant a été Franz Liszt dans son livre admirable sur Chopin : « Sa prédilection pour les fleurs étant bien connue, le lendemain il en fut apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé et la chambre entière disparurent sous leurs couleurs variées ; il sembla reposer dans un jardin; sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un calme inaccoutumé. Sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la souffrance, reparut. M. Clésinger reproduisit ses traits charmants, auxquels la mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'il modela de suite, et qu'il exécuta depuis en marbre, pour son tombeau. »
     À notre époque, c'est Marie Madeleine Gérard qui a attiré l'attention sur cette affaire. Cette femme peintre et pianiste morte en 1983 a été une grande admiratrice de Chopin en tant qu'homme et musicien. Liée à l'élite de l'émigration polonaise, elle fut membre de la Société Historique et Littéraire. Cette mystique et visionnaire a été profondément convaincue de la mission historique de la Pologne. Il lui a été donné de vivre l'élection de Jean Paul II, ce qu'elle a reconnu comme le jour le plus heureux de sa vie. Son œuvre bouleversante – une vision du Christ en couronne d'épines – a été offerte au Saint Père après sa mort. Elle a laissé aussi plus d'une dizaine de portraits de Chopin et un ouvrage très intéressant et sans doute sans précédant : Chopin, chasseur d'âmes. Essai d'approche spirituelle. (Un livre analogue sur Beethoven a été publié en Suisse en 1989 par Alfred Werner.)
     Le livre de Marie Madeleine Gérard, qui est resté en manuscrit pendant 17 ans, vient de paraître en France, aux éditions Cahiers Bleus/Librairie Bleue, à Troyes, remanié et élargi par Jacqueline Willemetz, secrétaire de la Société Marie Madeleine Gérard, créée après sa mort. J'ai eu l'honneur de participer à ce travail.
     « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu », a dit Jésus dans le sermon sur la montagne. Il nous est permis de croire que l'âme de Chopin, dont George Sand a dit qu'il était « un ange de bonté et de douceur », a eu la grâce de contempler Dieu après sa mort. Solange Clésinger écrivait dans une lettre à Samuel Rocheblave le 14 janvier 1896 : « Personne n'a ressemblé à Chopin. Personne ne le rappellera, même de loin. Personne n'expliquera assez bien ce qu'il était. Quelle mort de martyr, quelle vie martyrisée elle-même pour une créature si parfaite et si pure de tout alliage. Sûrement il est au Ciel si... ». Et Ignaz Moscheles a dit tout simplement : « Chopin fut tel que sa musique. »
     Saint Thomas d'Aquin a écrit : « La musique nous porte à Dieu par défaut de vérité, jusqu'au jour où Lui-même nous éblouira par excès de vérité. »
     Est-ce que Chopin qui croyait « qu'il n'y pas de musique sans arrière-pensée » (comme Norwid qui dans son poème L'Auditeur disait « écouter dans la musique des pensées comme la foudre dans la nue ») ne pourrait pas souscrire à ces paroles, de même que Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Franck, Mahler, Scriabine, Messiaen ?
     L'expression insolite, « non-terrestre » du visage de Chopin sur le plus beau de ses masques mortuaires témoigne qu'il a été « ébloui par excès de vérité ». Chose extraordinaire, et ce parallèle avec Chopin n'est sûrement pas un hasard, Juliusz Slowacki, lui aussi, est mort comme un saint et a été transfiguré après sa mort. « On voit peu de visages de défunts aussi beaux que l'était celui de Slowacki », écrivait Cyprian Norwid dans Les Fleurs noires. Un ami du poète, Zygmunt Szczesny Felinski, plus tard archevêque de Varsovie, qui avait assisté à son agonie, a noté cette dernière vision de Slowacki au seuil de la mort : « Enfin, enfin, j'arrache le rideau qui me voilait le Soleil éternel ! Je le vois découvert, ce Soleil sans bornes ! Vers lui j'avance, je vole ! » Peut-on imaginer une plus belle vision de l'union avec Dieu ?
     Aujourd'hui nous pouvons parler de ces choses ouvertement – la porte de l'Au-delà s'est entrouverte – de nombreux ouvrages d'éminents thanatologues, surtout du docteur Elisabeth Kübler-Ross, y apportent sans cesse de nouvelles preuves. La prophétie de Norwid dans son poème Le Psaume-des-psaumes, où il annonce comme jadis saint Paul « la fin de la mort même » commence peu à peu à se réaliser... Ne vivons-nous pas déjà à l'époque où, selon Teilhard de Chardin, « ce qui est le plus fantastique deviendra réel » ?
     Mais revenons à Biegas. Le motif de l'Elément Divin du Feu apparaît également dans son admirable monument de Slowacki. Au-dessus du poète s'élève la tête du Dieu-Créateur, toute en flammes, où l'on voit apparaître les visages des esprits. Lui même se tient debout, les mains tendues, comme s'il proférait une incantation et faisait jaillir une source de la terre. Ainsi, comme chez Chopin, l'Élément de l'Eau est présent ici, la même harmonie des contraires. Le poète est donc une sorte de magicien-radiesthésiste dont la mission est d'enchanter cet élément que représente la source pour y puiser des prophéties.
     Le commentaire idéal de cette œuvre pourrait être le beau poème de Andrzej Kiejza, prêtre et poète :

Tu es comme le feu
Source d'eau vive
celui qui s'est une fois enivré de Toi
ne pourra assouvir sa flamme
avant de s'être accompli en Toi
Ô Toi, l'Inextinguible

Traduit par K. Jezewski.
 

     Quant à Slowacki, il fut en effet Prophète et Visionnaire : il fut le « Roi-Esprit » qui avait nourri de sa force plusieurs générations de Polonais dans leur lutte inégale avec l'ennemi. Il leur enseignait l'héroïsme, il leur apprenait à se sacrifier sans questions inutiles, « puis marcher à la mort, tour à tour, s'il le faut, comme pour un rempart, des pierres que Dieu lance 4 ! ».

     La puissance de son esprit témoigne bien du fait qu'il nourrissait les insurgés de 1863; qu'il nourrissait aussi Joseph Pilsudski, un des plus grands héros de la Pologne qui, lui même mystique et romantique, se sentait désigné par le poète pour accomplir une mission auprès de la nation. Au moment des funérailles de Slowacki à la cathédrale de Wawel à Cracovie en 1927 (où ses cendres ont été transférées du cimetière de Montmartre), dans un magnifique discours, digne des rhéteurs romains, il l'avait mis à l'égal des rois; le même Joseph Pilsudski demanda dans son testament que son cœur reposât auprès du corps de sa mère à Vilna sous une dalle où seraient gravés des fragments des poèmes de son poète bien-aimé. L'esprit de Slowacki a nourri également la génération des poètes héroïques du temps de la Deuxième Guerre, tous morts au combat – Baczynski, Gajcy, Stroinski, Trzebinski, Bojarski, Krzyzewski... C'est bien Slowacki, visionnaire et prophète, qui avait prédit aussi l'arrivée d'un pape slave dans son poème Parmi les troubles... (1848), étonnament adéquat par rapport au personnage de Jean Paul II. Dans son grand poème en prose La Genèse de l'Esprit il a exposé un système philosophique spriritualiste et évolutionniste qui devance de cent ans la pensée de Teilhard de Chardin ! Biegas lui-même écrivait à son propos dans la préface d'un album de ses sculptures publié en 1906 : « Slowacki pénètre l'espace de l'univers, de l'être créateur, il ouvre le portail du mystère des mondes, il devient l'Esprit du Roi de la puissance; il transmet les pensées terrestres dans le sein des rêves éternels. »

     Combien a-t-il en commun avec l'auteur des Mazurkas ! C'est bien le Chopin de la langue polonaise ! Comme leur diapason poétique est semblable ! C'est la même ardeur, la même ferveur d'expression, la même tension intérieure et la même imagerie visionnaire ! Quelle spiritualisation du verbe chez Slowacki et du son chez Chopin ! La dévise du poète, n'était-elle pas que « tout a été créé par l'Esprit et pour l'Esprit, rien n'existe pour un dessein corporel » ? N'était-ce pas également la devise de Chopin ? Rappelons ce qu'avait dit Franz Liszt dans le livre dédié à son ami : « Il a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres flammes : sa vie, en dehors des événements publics, fut comme une chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les traces qu'ont laissées ses chants. » Tous les deux, Chopin et Slowacki, ne voulaient-ils pas transformer les Polonais – « ces mangeurs de pain » – en anges ? Leur œuvre n'a-t-elle pas été la transmutation, transfiguration de la réalité en Transcendance et à la fois « la refonte de la faiblesse en force », selon la célèbre expression de Witold Gombrowicz sur Chopin (Journal, 1961, chap. XX), ce que Slowacki exprima dans son Roi-Esprit par le terme « Polska... na bolskala » (Pologne... contre le mal roc intrépide 5) ? Tous les deux n'ont-ils pas vu la Pologne ressuscitée ? Comme ils savaient prier tous les deux ! – Slowacki dans presque chaque vers et Chopin dans tellement d'œuvres inoubliables – par exemple dans les Études nos 3 et 6 op. 10 et nos 7 et 12 op. 25, et surtout dans les Préludes nos 2, 4, 6, 9, 13, 15, 20 op. 28, ainsi que dans le Prélude en do dièse mineur op. 45. Liszt n'avait-il pas raison d'écrire que Chopin « épancha son âme dans ses compositions comme d'autres l'épanchent dans la prière : y versant toutes ces effusions du cœur, ces tristesses inexprimées, ces regrets indicibles, que les âmes pieuses versent dans leurs entretiens avec Dieu. Il disait dans ses œuvres ce qu'elles ne disent qu'à genoux : ces mystères de passion et de douleur qu'il a été permis à l'homme de comprendre sans parole, parce qu'il ne lui a pas été donné de les exprimer en paroles ».

     Quant aux Préludes n° 8 en fa dièse et n° 24 en ré mineur op. 28, Chopin y a donné le reflet d'une beauté non-terrestre, angélique ! Oui, ces deux jumeaux spirituels, Slowacki et Chopin, se sont hissés sur les sommets d'une célèste beauté. Tous les deux « ont élevé – en paraphrasant Norwid – ce qui est polonais à ce qui est humain », mais aussi à ce qui est Divin...

     Nous célébrons cette année le 150e anniversaire de leurs disparitions. N'est-ce pas une occasion idéale pour réaliser enfin, sous la forme d'un monument, ces deux œuvres magnifiques de Biegas ? Artiste qui comme nul autre a compris parfaitement leur message spirituel ? Une véritable rencontre sur la même longueur d'onde...

     Chose bien rare... Ce serait un hommage approprié à ces trois Phares de la culture polonaise et universelle – le Musicien, le Poète et le Sculpteur.

     Pour terminer, je voudrais citer encore l'un des plus célèbres et des plus beaux poèmes de Slowacki, Hymne, dont la musicalité, non seulement de la langue, mais aussi des images, évoque la musique de Chopin. C'est aussi l'exemple du fameux zal commun à ces deux artistes, tellement caractéristique de l'âme polonaise au XIXe siècle – chagrin, mélancolie, langueur, nostalgie – métaphysiques, certes, mais engendrés aussi par les malheurs de leur pays.

     Le voici, dans la très belle traduction de Roger Legras :

Je suis triste, mon Dieu. Je te vois éployer
Pour moi, vers le couchant, des lueurs irisées,
Devant moi, dans les flots couleur d'azur, noyer
Une étoile embrasée.
Bien que tu vêtes d'or ciel et mer pour mes yeux,
Je suis triste, mon Dieu !

Comme font les épis stériles, je me tiens
Front levé, de plaisirs et de satiété vide.
Devant les gens, je montre un visage serein
Tel un ciel bleu limpide.
Mais à toi j'ouvre un cœur au fond caché pour eux :
Je suis triste, mon Dieu !

Comme un petit enfant qui sanglote au départ
De sa mère – je suis près des larmes moi-même
Quand je vois le soleil jetant à mes regards
Une lueur suprême.
Bien que n'ignorant point son retour radieux,
Je suis triste, mon Dieu !

M'égarant aujourd'hui dessus la vaste mer,
À cent milles d'un bord – et, d'un autre, à cent milles,
J'ai vu passer un vol de cigognes dans l'air,
Formant sa longue file.
De les avoir connues à terre, sous mes cieux,
Je suis triste, mon Dieu !

D'avoir, sur le tombeau d'autrui, souvent pensé,
D'avoir si peu connu le toit de ma famille
Et, tel un pèlerin, à grand peine avancé
Sous l'orage qui brille,
D'ignorer où sera de ma tombe le lieu,
Je suis triste, mon Dieu !

Mais tu ne verras point mes os blancs confiés
À la protection de colonnes altières
Car je suis un vivant ne cessant d'envier
Les cendres sous la terre.
Puisque je n'aurai rien qu'un repos anxieux,
Je suis triste, mon Dieu !

Au pays, chaque jour, un enfant innocent
Devra prier pour moi – mais c'est en vain qu'il prie :
Je sais que mon bateau, par le monde voguant,
Ne va vers ma patrie.
Puisque l'enfant qui prie à mon sort rien ne peut,
Je suis triste, mon Dieu !

Ces tons éblouissants de l'immense arc-en-ciel
Qu'en la voûte des cieux tes anges ont fait naître,
Dans un siècle après moi vont de nouveaux mortels
Les voir – puis disparaître...
Avant, de mon néant, de faire l'humble aveu,
Je suis triste, mon Dieu !

Paris, octobre 1999.
Krzysztof Jezewski.
Poète, traducteur, essayiste et musicographe,
diplomé ès Lettres françaises et polonaises.

 


 NOTES :

1 Principe suprême, Loi, Cause première, Vérité, Raison, Logos, Ordre moral, Énergie cosmique, Union des opposés.

2 Romantisme, traduction de Roger Legras.

3 Cette phrase a été remaniée; le français de Grzymala n'était pas très sûr.

4 Mon Testament, traduction de Roger Legras.

5 Traduction de Roger Legras, qui est en train de traduire cet immense et génial poème.


Pour contacter l'auteur : 
Krzysztof Jezewski
Tél. : 00.33.1.45.92.02.16