La révélation de Slowacki
en Bretagne

 

 

Malade et proche de la mort, en 1843, Slowacki alla passer quelques semaines dans la petite localité de Pornic, sur la côte française de l’Atlantique. « Ce que j’ai ressenti à la vue de l’océan – écrit-il à sa mère dès son arrivée – je ne peux te l’exprimer: entre cette mer et moi existe une mystérieuse relation. » Et quand un an après il retrouve sa petite maison au bord des flots, les rocs et les vagues océaniques réveillèrent en lui cette impression de liaison de sa propre âme avec le reste de la nature. Il fut comme illuminé de cette révélation qu’il était solidaire avec tout ce qui existe, que tout ce qui constituait les fondements de sa vie entrait aussi dans la nature de tous les phénomènes du monde, que tout était fondu dans une réalité identique. Il vécut cet état d’union avec l’univers que la philosophie des Indes enferme depuis des siècles dans la formule proclamant l’identité de tout ce qui est : « Tat twam asi » (« Ceci est toi »). Les rocs et l’océan lui disaient : « Ceci est toi, tout est toi ou la réminiscence de ton passé. Tout est l’histoire perdurante et vivante de ton propre esprit. »

 

Il exprima cette prise de conscience dans un poème qui est aussi un traité philosophico-scientifique auquel il donna la forme d’une prière à Dieu face aux rochers océaniques et dont le titre s’approchait des livres mosaïques sur la Création: La Genèse par l’Esprit. Peu après, plus d’une fois tourmenté par le doute et la perplexité, il reçut – autant qu’il lui parut – un signe miraculeux qui mit fin à sa période de doutes. Dans la nuit du 20 au 21 avril 1845, il eut une vision :

« J’ai vu, à l’état de veille, un feu énorme au-dessus de moi, comme si toute la voûte céleste était enflammée, si bien que, saisi d’une violente terreur, je dis : Dieu de mes Pères, aie pitié de moi! Et, comme dans l’espoir de voir le Christ, je transperçai du regard ces feux : ils s’écartèrent... et quelque chose ressemblant à une lune pâle parut dans les hauteurs. Et voilà tout... Dieu de mes Pères, aie pitié de moi ! »

Ce fut pour lui comme la descente des langues de feu sur un nouvel apôtre. Ce fut la confirmation d’une mission. De ce moment s’affaiblirent les résonances tragiques dans son mysticisme, et le domina – en dépit de la mort toujours plus proche, de sa tuberculose progressant à grands pas – la joie causée par la connaissance de la plus haute vérité.

Enfermer cette vérité à demi dans un hymne, à demi sous la forme d’une thèse sur la nature, c’est ce que veut faire La Genèse par l’Esprit, liée par des fils également solides tant avec le livre biblique de la Genèse qu’avec l’évangile de saint Jean et les traditions mystiques, qu’avec les plus récentes acquisitions de la philosophie et de la science des XVIIIe et XIXe siècles. C’est un poème didactique sur la création du monde: le sujet, d’une immense diversité, est contenu dans un cadre très étroit en apparence, un cadre autobiographique. Cette biographie cosmique est devenue quelque chose d’unique où l’Esprit recrée l’histoire de toutes les apparences naturelles, de toutes les phases de la formation de la terre et de ses créatures, de leurs sacrifices, de leurs peines.

Cette Genèse que Slowacki désirait publier, mais qui demeura finalement en manuscrit, constituait la première partie d’une oeuvre philosophique maintes fois remise sur le métier et jamais achevée, tantôt proche des dialogues de Platon, tantôt des lettres des Apôtres, tantôt de nouveau remise en poème.

On peut nommer le système qui le sous-tend un « évolutionnisme métempsychique ».

La thèse de l’évolution, qu’après la mort de Slowacki Darwin mena jusqu’à sa théorie de la nature, régnait sur l’âme des philosophes et des savants depuis le début du XVIIIe siècle.

 

À peu près à la même date que celle de l’arrivée de Towianski parut en France l’oeuvre d’un certain savant (Boucher de Perthes) qui, se rattachant aux philosophes et naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles, essaya d’établir la thèse qu’à travers la suite des formes animales se crée un corps de plus en plus parfait. Slowacki adopta cette théorie, la liant également aux idées de Towianski, à l’antique mystique pré-chrétienne appelée gnose et à la Kabbale judaïque aussi bien qu’avec les points de vue philosophiques et scientifiques de l’époque.

L’univers est l’oeuvre d’esprits. Les époques de la création biblique se changent en créations intermédiaires. Non seulement Dieu, mais les forces spirituelles émanées de Dieu, dépendantes de lui et inférieures à lui, sont créatrices du cosmos. Selon Slowacki, le monde commence au moment où les esprits existant en Dieu depuis des siècles exigèrent de prendre forme. La loi spirituelle de création artistique, le besoin de forme devint, selon ce principe « poético-philosophique », le fondement même du monde visible.

Le monde est une collectivité d’esprits – mais l’oeuvre de création est en vérité accomplie par des esprits conducteurs : selon leurs indications travaille la masse des autres esprits.

La première « forme », ce furent les formes cosmiques: le mouvement, le magnétisme, l’électricité, la chaleur et, la plus haute de toutes, la lumière. En cette première phase de l’évolution se situe le premier « péché du globe » : à savoir que les esprits du globe terrestre, gagnés par la « paresse », ne parvinrent pas à produire la lumière, mais créèrent à sa place un élément destructeur : le feu. Dans ce péché du globe Slowacki voit la matière de la chute de Lucifer, donc parle le christianisme.

Par suite du péché, la matière terrestre s’épaissit, s’assombrit, et commencèrent alors les travaux de « genèse » : la création des corps matériels.

Parurent d’abord les formes non organiques : le monde des roches. Leur ascension à un plus haut stade exigea d’être payé par un sacrifice, car tout progrès en exige un : il faut perdre quelque chose, sacrifier quelque chose, pour obtenir d’un objet consacré une chose plus précieuse encore. C’est ainsi que les esprits ont sacrifié la durée des formes, ont accepté la mort – et, grâce à la mort, les formes figées du monde minéral ont pris des formes organisées souffrant une destruction rapide : les plantes et les animaux, dont les apparitions successives aux jours de la Création sont présentées dans les premiers versets de la Bible – justement confirmés à l’époque de Slowacki par les découvertes géologiques. Ces formes se sont transformées jusqu’à la plus parfaite de toutes les formes terrestres : l’homme.

Dès le moment où l’homme parut, s’arrêta pour un temps la création de formes corporelles. L’époque de la genèse cesse, commence l’histoire humaine. Son but est la création de formes collectives de plus en plus parfaites, car seulement par une collectivité solidaire peuvent s’élancer les esprits humains. Dans l’oeuvre génétique s’élevèrent d’abord les espèces – c’est maintenant le tour des peuples.

La forme permettant à l’humanité un développement futur, c’est la Pologne qui la crée. C’est elle, instrument de liberté (comme le proclame Mickiewicz dans Les livres du peuple), qui seule doit établir un ordre des choses qui ne puisse en rien s’opposer à la liberté et au pouvoir créateur de l’esprit.

Lorsque régnera sur la terre un ordre idéal, le Royaume de Dieu, l’homme se changera en créature parfaite, lumineuse, et la terre, libre du « péché du globe », deviendra un soleil. La « christicité » comme limite du développement moral, la « solarité » comme son témoignage physique, c’est là le but de l’avenir.

Juste après l’acceptation de l’expression du towianisme, s’imposera avant tout un idéal moral, trouvant sa réalisation dans la galerie des « princes inflexibles » ; puis le centre créateur sera l’évolutionnisme métempsychique, passant par la présentation du rôle de la Pologne sur le fond de l’évolution du monde. Cependant la mise en forme poétique de l’évolutionnisme ne se limite pas aux principales lignes indicatrices que, dans ses puissantes visions, dessine l’auteur de La Genèse par l’Esprit, qui recrée d’anciennes phases de vie, se sentant « immortel dans le passé ».

Towianski prétendait, à l’instar de quelques autres mystiques, posséder le don de deviner les vies passées de l’homme dont il s’approchait. Quand à Slowacki l’océan et les rochers révélèrent le passé du globe, il lui sembla qu’il pouvait aussi déchirer le voile couvrant les actions passées d’un individu. Dans la petite bergère qu’il connut sur les menhirs de Pornic, il vit une princesse et, de son âme, le passé séculaire. Et s’accomplit alors dans sa pensée le déplacement du sentiment de réalité. Deux siècles plus tôt Descartes avait affirmé que le critère de la vérité était « l’idée claire et distincte ». – Slowacki maintenant savait que la vérité réside dans l’intensité des apparitions imaginaires : ce que vous imaginez clairement doit être vrai. Pour lui la frontière s’efface entre la fiction et la réalité, entre le rêve et la veille.

 

 

Extrait de : Juliusz KLEINER,
Zarys dziejow literatury polskiej,
Wroc - Wwa - Krak, Ossolineum, 1965, p. 351 à 354.
Traduit par Roger Legras.