Témoignage de Norwid sur Slowacki

 

Avant la mort de Chopin, je m’étais présenté un jour, rue de Ponthieu, près des Champs-Élysées, à une maison dont le concierge répondait toujours aimablement quand on lui demandait « si M. Jules était là ». Au dernier étage une petite chambre, meublée, aussi modestement que possible, d’où l’on dominait un vaste panorama, et qu’embellissaient seules les splendeurs du couchant. Les moineaux enhardis par l’habitant de la chambre, venaient voleter et pépier autour des pots de fleurs des fenêtres. Une autre chambrette voisine servait de chambre à coucher.

Il était donc environ cinq heures de relevée quand je vins là, pour l’avant-dernière fois, visiter Jules Slowacki. Ila achevait son repas qui se composait d’une soupe et d’un poulet rôti. Assis au milieu de la pièce, devant un guéridon, il portait une longue redingote flétrie et une « konfederatka » de ton amarante passé, plantée commodément sur son chef. Nous parlions de Rome, d’où je revenais, de quelques amis ou connaissances, de mon frère Louis qu’il aimait tendrement, de la Comédie Non Divine qu’il plaçait très haut et de l’Aube 1 qu’il tenait pour un magnifique enfantillage … Et puis, de l’Art qui tombait dans le machinal, … et puis, de Chopin qui vivait encore, et dont il me dit, entre deux quintes de toux : « Voilà quelques mois que je n’ai pas rencontré ce moribond. » Et il devait pourtant quitter plus vite que Chopin ce monde visible.

Dans cette petite chambre, qui, d’après les mots de Jules, « aurait suffi au bonheur d’un homme, si les angles en avaient été droits », dans cette petite chambre, dis-je, je revins un autre, jour, le soir. Jules se tenait près de la cheminée, fumant l’une de ses longues pipes comme on en voit dans nos campagnes polonaises, et, sur le canapé, était assis un peintre français 2, dont Jules devait faire son exécuteur testamentaire, mais qui ne disait rien, qui se taisait d’un silence peu naturel … Au-dessus de la cheminée pendait un médaillon de bronze, représentant le poète, et qui est l’un des plus beaux ouvrages qu’Oleszczynski ait fait en ce genre.

Nous parlions de la France, de la révolution 3 —, des événements de Rome, lui, dans un style naturel mais coloré, avec des tours inattendus, parfois d’un accent qui rappelait la résignation philosophique de la Maria de Malczewski, ce qui, d’ailleurs, ne concordait pas toujours avec ses grands yeux noirs, pleins de flammes, sa tempe orientale et les narines énergiques de son nez d’aigle… Sur la fin de la conversation, il me dit : « J’ai la poitrine abîmée. On me fait sucer des bonbons qui calment la toux un moment et, en définitive, me détraquent l’estomac. Viens encore la semaine prochaine et celle d’après, car ensuite… Je sens que je n ’en ai pas pour longtemps. » Il me dit cela en propres termes, tout en jouant lentement avec le tuyau de sa pipe, comme avec un balancier d’horloge.

La semaine suivante, je m’empressai d’y retourner, mais je rencontrai quelqu’un — je puis dire un de ses disciples — qui en revenait, et il faisait déjà sombre. Celui-ci me dit : « Vous feriez mieux de revenir demain. Moi, j’ai dû le quitter. Il n’a plus sa tête. » — « Mais comment va-t-il ? » demandai-je. — « Je n’en sais rien. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il n’a plus d’espoir lui-même. Il a invoqué aujourd’hui le secours de saint Michel-Archange pour se prolonger un peu… » J’entendis cela sans trop de surprise, sachant que Slowacki était très religieux, et remis ma visite à un autre jour.

Cet autre jour tomba la semaine suivante. C’était une heure encore matinale, j’entrai et je fus le premier qui vit le corps déjà froid de Jules Slowacki, car la nuit précédente, muni des sacrements et après avoir lu une lettre de sa mère, arrivée au moment de son agonie, il s’était endormi du sommeil de la mort et avait passé dans le monde invisible.

[…] Les oiseaux tournaient autour des pots de fleurs négligés ; on préparait l’enterrement au milieu d’un remue-ménage, et pour ce que fut cet enterrement, on l’a conté de diverses façons … J’y vis deux femmes, dont l’une mondée de larmes, ce qui me laissa un souvenir très consolant, pour de longs jours.

 

Traduit par Paul Cazin.

 

 

1. Oeuvres de Zygmunt Krasinski.
2. Charles Pétiniaud-Dubois.
3. La révolution de 1848.