Le beau voyage de
Juliusz Slowacki en Orient

 

Traduction résumée du texte du Dr Mieczyslaw ROKOSZ

(Université Jagellonne, Cracovie)

par

Roger LEGRAS

 

 

La Grèce, après une insurrection sanglante, est redevenue un royaume indépendant (1832). D’où l’éveil, en Europe, au « philhellénisme ». Le voyage en Grèce et plus généralement en Orient est une obligation pour les « romantiques », à la suite de Chateaubriand (1768-1848) qui publie en 1811 son « Itinéraire de Paris à Jérusalem » (1806-1807) et de Lamartine qui fait paraître en 1835 son Voyage en Terre Sainte. Comme on le voit, Slowacki suit d’assez près le poète français lorsque il entreprend son voyage « de Naples à Jérusalem » (1836).

L’Égypte, de son côté, après la campagne de Napoléon et les découvertes de Champollion (mort en 1832, oeuvre éditée à partir de 1836) et de Rosselini, est reconnaissante envers ceux qui lui ont révélé son passé en déchiffrant les hiéroglyphes. Méhémet Ali ouvre son pays à l’Occident : l’Égypte cesse d’être une simple étape vers les Lieux Saints dans un voyage traditionnel jusqu'à l’ époque des Lumières où il déclina pour reprendre justement à l’ère romantique. Et particulièrement après la parution du Génie du christianisme de Chateaubriand (1802).

Il s’établit une mode du voyage en Orient.

Les Polonais sont attirés par le monde ottoman (Cf. Mickiewicz et ses Sonnets de Crimée !).

Notons que le légendaire « Émir » Waclaw Rzewuski, magnat de Podolie devenu seigneur chez les Bédouins, avait passé son enfance à Krzemieniec, lieu de naissance de Slowacki et que le père du poète, Eusèbe, l’avait sans doute connu. Notons aussi un certain noble de Podolie, Alexander Holynski (1816-1893), grand amateur de chevaux arabes, que Slowacki rencontra en Italie et qui l’incita au voyage en Orient.

Krasinski le lui déconseillait pourtant à cause de sa mauvaise santé. Mais le jeune Slowacki (26 ans alors) décida de partir, persuadé que ce voyage l'enrichirait spirituellement et serait sans doute à l’origine d’oeuvres nouvelles... à l’instar de Lamartine qui n’était pas allé jusqu’en Égypte ! Lui, établit son itinéraire : la Grèce, l'Égypte, la Syrie, la Palestine.

 

La Grèce

Slowacki, en compagnie de Zenon Brzozowski, partit de Naples pour l’Orient le 24 août 1836, précédé par les frères Holynski. Sur le minable voilier San Spiridion, Slowacki comprit tous les dangers d’un tel voyage : « En Grèce les bandits, en Égypte l’épidémie… »

Le 4 septembre, ils abordèrent à Corfou : Slowacki y rencontra le poète grec Solomos, auteur d’un Hymne à la liberté. Après quatre jours de navigation, ce fut Patras et la rencontre avec le héros grec Kanaris. Ils avaient contourné Leucade d’où Sapho s’était jetée dans la mer et où, non loin, demeurait le souvenir de Byron, mort à Missolonghi.

Puis, à cheval, ils gagnèrent Nauplie.

Après une nuit dans le monastère grec de Mégaspilléon, ils arrivèrent en Argolide et, le 19 septembre, atteignirent Mycène… Là, le tombeau d'Agamemnon, quoique dans un état différent que de nos jours, produisit sur Slowacki une très grande impression d'où naquit la fameuse longue digression du Voyage : Le tombeau d’Agamemnon.

Le même jour ils furent à Corinthe, deux jours plus tard à Athènes où ils s'arrêtèrent une semaine. La ville, à l'époque, était un désert de ruines où les Grecs hésitèrent longtemps à placer leur capitale.

De Syros il firent enfin voile vers Alexandrie : ils durent y attendre deux semaines les vents favorables ! C’est dans ces jours-là qu'il faut placer la composition de la fameuse Hymne où Slowacki élève la plainte de sa mélancolie : « Je suis triste, mon Dieu ! »

 

L’Égypte

Alexandrie. L’hôtel de L’Aigle d’or. Dépaysement total. Visite Méhémet Ali… albanais d’origine, aventurier de grande classe, devenu au Caire le représentant du Sultan en Égypte où il réalisa d’importantes réformes et dont il établit les relations avec la France et la Russie. Slowacki n’en tira pas grande impression. Par le Nil, ils gagnèrent Le Caire. Slowacki emplit son carnet de dessins. Il note : « Le Caire. Le puits de Joseph. Le marché aux esclaves. Une jolie petite Abyssine. Mosquées. Marchés. Visite de la mosquée d’Al Azhar. » Le lendemain ils se rendent aux Pyramides à dos de bourriquot. Slowacki est quelque peu déçu à la vue des « merveilles du monde ». Cela n'empêche pas qu’il fait l’ascension de l’une d’elles (Chéops), tiré par deux Bédouins. D’ailleurs, il n’était pas le premier Polonais à visiter les Pyramides ! Pour Slowacki elles sont l'image de stabilité et de pérennité qu’il applique à sa Patrie. Là, il est le premier Polonais à faire ce rapprochement... que Chateaubriand avait agrandi à la dimension de la destinée humaine..., lui qui n’avait pu les toucher !

Bien plus que les Pyramides, toute l'atmosphère de l’Orient agit fortement sur la sensibilité du poète.

Le 6 novembre les voyageurs remontent le Nil sur une felouque vers la Haute Égypte. Slowacki complète son carnet de dessins et écrit à sa mère ses impressions de poète « enchanté « : « Tout cela produit comme un beau rêve. »

Après 15 jours de navigation les voici à Louqsor et à Karnak, construits sur les ruines de l’antique Thèbes. Dimensions gigantesques du temple de Karnak, dédié à Amon, et du temple de Ra, dieu solaire : l’un de ses obélisques se trouve... place de la Concorde, Paris, don de Méhémet Ali. L’autre est resté sur place. Symboles de l’exil, pour Slowacki.

Plus loin va se dresser la statue de Memnon, statue chantante au bas de laquelle un voyageur inconnu a écrit, des siècles auparavant : « J’ai entendu Memnon » – ce qui émeut profondément notre voyageur. Enfin, ayant vu la première cataracte, ils reprirent sur le Nil le chemin du retour, jusqu'au Caire.

 

Jusqu'à Jérusalem et plus loin

Quinze jours de repos au Caire et c’est le départ dos de chameau, avec armes et bagages, pour gagner Jérusalem à travers le désert du Sinaï, en longeant la côte méditerranéenne. Le désert leur prodigue ses prestiges diurnes et nocturnes : végétation, faune, lune, caravanes, tombeaux de marabouts... Slowacki apprend deux cents mots d’arabe, écoute chanter des poèmes dans cette langue. Le 22 décembre, à mi-route, c’est la « quarantaine » obligatoire près d’El Arach, où ils passent Noël et le Nouvel An. Ils y subissent les secousses éloignées d’un sérieux tremblement de terre ! Ce qui n’empêche pas Slowacki d’avancer son poème (chants VII et début du chant VIII).

Enfin, ils repartent : Gaza, Jaffa... et, la nuit du 12 au 13 janvier 1837, Jérusalem !

Ils attendent deux heures l’ouverture des portes.

Slowacki accède au tombeau du Christ, s’y jette en pleurant… pensant soi-même, à sa Patrie, à sa mère... évoquant en ce lieu la résurrection possible de la Pologne !

Je me plaignis sur le tombeau – mais cette plainte
N’était point contre les humains, ni contre Dieu !

Il y médite sur sa propre mort et semble retrouver la foi de sa première éducation.

Suivra le « tour » classique des Lieux Saints : Nazareth, Bethléem, Gethsémani où il prend une poignée de terre…

Avant le départ pour Damas, Balbek, Palmyre... Le Liban couvert de neige…

Le 17 février, les pèlerins se trouvent à Beyrouth. C’est là qu’ils se séparent, Brzozowski se rendant à Constantinople pour affaires. Slowacki trouve asile dans le monastère capucin de Betshéba. Il s’y confesse en vue de la Pâque. Il commence à y rédiger Anhelli.

Quarante jours d’attente à Beyrouth.

Le 10 mai, il s’embarque à Tripoli pour l’Europe. Le 16 juin, il atteint Livourne. Nouvelle « quarantaine ». Enfin, le 11 juillet, il débarque. Le voyage est fini.

Slowacki avait atteint les buts de son périple : inspiration et excitation littéraire et approfondissement spirituel…

En dépit de conditions matérielles souvent difficiles, il se déclare en parfaite santé – grâce, sans doute, « à une protection spéciale de Dieu ».

Qui lui faisait aussi enrichir la littérature de son Pays !