Le Tombeau d’Agamemnon

 

                              1

En merveilleux accords que ma lyre inspirée
Accompagne un penser sombre et lourd de chagrin :
J’ai du tombeau d’Agamemnon franchi l’entrée
Et je me tais, au fond du dôme souterrain
Que de leur sang cruel souillèrent les Atrides.
« Que je suis triste ! » – coeur dormant, rêve lucide.

                              2

Oh ! cette harpe d’or au plus loin retentit
Dont seul me vient l’écho qui dans le temps perdure !
C’est la grotte celtique en gros blocs de granit
Où le vent vient souffler à travers les fissures
La voix d’Électre... – Elle, un tissu fait blanchoyer
Et dit : « Que je suis triste ! » au loin, dans les lauriers.

                              3

Le vent, dans les pierrailles, à l’active Arachnée
Fait querelle et lui rompt, ici, son écheveau;
Là, l’origan embaume, aux pentes calcinées;
Des ruines, ici, tournant le gris monceau,
Le vent ôte un duvet de semence aux corolles :
Tels des esprits, ces grains entrés au tombeau, volent;

                              4

Là, les grillons des champs, sur le sol caillouteux,
Abrités des rayons d’un soleil funéraire,
Comme pour m’imposer d’être silencieux,
Stridulent. Effrayante est la note dernière
Du rapsode qu’au sein des tombeaux l’on entend :
Cantique de silence, hymne, dévoilement.

                              5

Atrides ! tel que vous je garde le silence,
Vous, dont la cendre dort, que gardent les grillons.
Comme un aigle hardi mon penser ne s’élance
Non plus qu’un sort obscur ne fait rougir mon front.
En silence je reste, et humble au plus intime,
Où sommeillent l’orgueil, et la gloire, et le crime.

                              6

Sur la porte, au rebord de granit du linteau,
Un petit chêne croît, dans le triangle en pierre,
D’un gland apporté là par colombe ou moineau :
Son feuillage vert sombre occultant la lumière
Du soleil, le tombeau ne peut la recevoir.
Je cueillis une feuille à cet arbrisseau noir.

                              7

Rien, spectre ou vision, alors, qui m’en empêche,
Ni fantôme implorant dans les branches pitié,
Mais s’ouvrit au soleil une plus large brèche,
Un rayon, flèche d’or, vint tomber à mes pieds :
Et cet éclair était – ce fut là ma pensée –
De la harpe d’Homère une corde lancée.

                              8

Et j’avançai la main hors de l’obscurité
Pour la saisir, la tendre – et que sa résonance
Contraigne aux pleurs, au chant, aux accents irrités
Sur le vaste néant des tombeaux, le silence
De ce peu d’os cendreux... mais je sentis frémir
Cette corde en ma main – puis casser sans gémir.

                              9

Ainsi donc c’est mon sort qu’aux tombeaux je m’assoie
Pour une frêle, pâle, éphémère langueur,
Que les royaumes seuls que l’on rêve m’échoient,
Que mon luth soit muet et sourds mes auditeurs,
Voire morts... Cependant qu’un tel dégoût me hante...
À cheval ! Vers soleil, bruit de galop, tourmente !

                              10

À cheval !... Par le lit de ce torrent pierreux
Où coulent à défaut d’ondes des lauriers-roses,
Avec un grand éclair et des pleurs dans les yeux,
Emporté par le vent qui dans l’orage explose,
Je fonce – et mon cheval en l’air s’élèvera...
S’il heurte le tombeau d’un preux – il tombera !

                              11

Aux Thermopyles ?... Non, car c’est à Chéronée
Que mon cheval devra retenir son élan.
Au pays d’où je suis, au rêve est confinée
La vision d’espoir dans les coeurs peu croyants.
Oui, seul peut dans sa course effrayer ma monture
Ce tombeau, comparable à notre sépulture.

                              12

À me chasser de ces tombeaux thermopyliens
Des Spartiates morts la légion s’apprête
Car d’un triste pays d’ilotes je proviens
Où ne mène au tombeau l’horreur de la défaite,
D’un pays où toujours aux combats malheureux
Survivent tristement une moitié des preux.

                              13

Aux Thermopyles, moi, je n’aurais pas l’audace
De tenir au ravin mon cheval arrêté
Car en ce lieu vers vous se tournent telles faces
Qu’un coeur de Polonais doit de honte éclater.
Là, point ne soutiendrais cet esprit de la Grèce :
Plutôt mourir, que dans les chaînes j’y paraisse !

                              14

Aux Thermopyles, grand serait mon désarroi
Si, levés du tombeau, ces héros d’anciens âges
Leurs corps ensanglantés découvraient devant moi
Puis : « Combien étiez-vous ? » demandaient sans ambages !
Oublie alors combien de siècles révolus :
S’ils l’avaient demandé, qu’aurais-je répondu ?

                              15

Aux Thermopyles, sans ceinture d’or tissue,
Ni sans « kontusz » de pourpre, un mort sur le sol gît.
Si de Léonidas la dépouille était nue,
En des formes de marbre est enclos son esprit.
Le peuple déplora cette chair immolée
Coupe rompue et flamme avec l’encens mêlée.

                              16

Aussi longtemps que sous un faciès de luron,
Pologne ! tu tiendras liée une âme d’ange,
Sans cesse les bourreaux ton corps tourmenteront,
Tu n’auras pas de glaive effrayant qui te venge,
Tu n’auras qu’une hyène accrochée à ton dos
Et un tombeau – tes yeux ouverts dans ce tombeau !

                              17

Jette, toutes, d’un coup, ces hideuses défroques,
Tunique de Nessos te brûlant de ses feux :
Lève-toi, tel un marbre immense qui provoque,
Nue – émergeant du Styx aux remous limoneux,
Neuve – en ta nudité stoïque et sans vergogne,
N’ayant honte de rien, immortelle Pologne !

                              18

De son tombeau muet, qu’un peuple, vers le nord,
Puisse enfin se lever, emplir les gens de crainte,
Et faire un bloc, statue an gigantesque corps,
Si dure que l’éclair n’ait sur elle d’atteinte
Car ses mains, son bandeau, de foudre sont formés,
Oeil méprisant la mort, teint de rose animé.

                              19

Pologne ! l’on t’abuse en paroles clinquantes
Car des peuples tu fus le paon, le perroquet.
Et te voilà parmi des étrangers, servante !
Je sais bien que mes mots vibreront sans marquer
Un coeur où la pensée expire en moins d’une heure...
Dis-je – car grand coupable et triste je demeure.

                              20

Maudis !... Mon âme va te chasser en retour,
Sons les coups des fouets-serpents de l’euménide !
Car Prométhée en moi trouve un fils : le vautour
Mon cerveau, non mon coeur, creuse d’un bec avide !
Bien qu’à ton sang ma muse aille se maculer,
Je veux jusqu’à ton ventre atteindre – et violer !

                              21

Maudis ton fils pendant que ta douleur aboie
Mais sache que le bras tendu qui me maudit
Pliera de peur comme un reptile se reploie...
Et, sec, s’émiettera ce bras par toi brandi
Que de sombres satans en poudre vont réduire.
Esclave ! tu n’as point le pouvoir de maudire !

                              22

Non, non ! aussi longtemps que ta tremblante main
Voilera ton sein vide et veuf – serais-tu, voire,
À genoux, devant toi ne plieront pas les miens
Car j’ai pour mère aussi, triste mère, la gloire
Qui vient sécher mes pleurs en leur trop rare cours...
Et puis cette autre encor – qui m’a donné le jour.

                              23

Des champs mycéniens, à toi, l’infortunée,
Mes cendres, je voudrais déjà les envoyer...
Jettes-y les anneaux de ton double hyménée,
Diane et les esprits tristes va supplier
Qu’une fois, rayonnant, ils te fassent paraître
Ce fils aimable et cher – que je ne cessais d’être.

                              24

À présent, rien ne suis – mais viennent m’encercler
Des mirages confus qui : « va plus loin ! » réclament,
M’évoquant les festons animés, les parlers
D’angéliques esprits... J’irai ! – le sang en flamme !
Je chante, condamné, cygne au point de mourir...
Quand te joindra mon chant... que vas-tu devenir !

                              25

C’était hier encor... Je revois ton sourire
Quand tu m’avais trouvé, certain jour, en sanglots,
Pleurant le grand Hector qui devant Troie expire...
Mais ce n’étaient des pleurs ni puérils, ni sots !
Plus sottement je verse, et plus souvent, ô mère,
Des larmes sur mon sort – las ! cent fois plus amères !

                              26

Grues ! en vol au-dessus des monts corynthiens,
Qui vers le nord tendez bien loin vos longues chaînes,
Sur vos ailes prenez le chant de mes chagrins,
Emportez-le peut-être en une nuit prochaine
Ce chant sourd va voler à travers mon pays
Comme un glas résonnant aux confins de l’esprit !

                              27

Grues ! à l’aube étendant votre volante écharpe
Lorsque l’air devient rose à l’approche du jour,
Vous qui m’étiez jadis de l’automne la harpe
Et qui fûtes parfois encore mes amours !
Vous... – vous aussi, sur les tombeaux, pins qui bruissent...
Qui m’eût dit que ce lieu pour vous voir fût propice ?

                              28

Au seuil de mon printemps, j’avais su pressentir
L’errance et le malheur que le destin me donne,
Que mon coeur grandirait à force de souffrir,
Que j’aurais, des esprits, bien modeste couronne
Et qu’un âpre désir me ferait dire adieu
À vos chaînes fondues en l’aube d’or, aux cieux.

                              29

Aujourd’hui donc, adieu ! car l’heure en est sonnée...
L’Archipel azuré là-bas m’appelle à lui,
Corynthe là-bas tient sa tête couronnée,
Voici Lépante... et le Parnasse antique suit...
Ô ma muse ! comment salueras-tu la cime
Qui de Zeus et Phoebos fut le séjour sublime ?

                              30

Ô muse romantique, à genoux ! Ce sommet,
Je lui dois les saluts ici-même transmettre
Du tilleul qui chez Jan le classique embaumait,
Du barde satirique, et fabuliste, et prêtre,
De qui chanta des Potocki le parc en fleurs...
Et, de mon père, un doux salut mouillé de pleurs.

                              31

Je sais que son esprit est près de moi, qui veille,
Mais lèvres closes par l’inexorable mort.
Et voici que bruit tout juste à mon oreille
Un figuier... comme un murmure de remords...
J’entends la voix qui dans ma mémoire persiste,
Voix de mon père, assurément, car elle est triste.

                              32

La mort laisse parfois après la mort parler,
Mais par phrases sans suite, empreintes de tristesse.
Mont ! que d’un rouge éclat la lune fait brûler
Comme un sanglant cratère – oh ! vole en mille pièces !
Car tu te fais moquer par des moineaux piaillant
Et par le chant de coqs trop tôt se réveillant.


Traduit par Roger Legras,
le 6 février 2001.