Le voyage terrestre de Juliusz Slowacki

(1809 – 1849)

 

Le 3 avril 1849, — il y a 150 ans cette année, — mourut à Paris, au 30 rue de Ponthieu, Juliusz Slowacki, poète lyrique, penseur mystique et dramaturge, l’un des génies les plus extraordinaires de la sensibilité et de l’imagination que l’on connaisse. Contrairement à son compatriote Mickiewicz, dont la jeunesse fut fortement imprégnée des idées et des traditions du Siècle des Lumières et de l’École classique, Slowacki, plus jeune de dix ans, appartient déjà à la nouvelle génération romantique. Son cheminement terrestre, une petite quarantaine d’années, peut se résumer dans cette phrase lapidaire d’un biographe : «À neuf ans, la lecture des supplications de Priam à Achille, dans l’Iliade, le faisait fondre en larmes; à dix ans, c’était un homme, à dix-huit ans, un amoureux passionné; à vingt, un grand poète; à quarante, un mort » (Éd. Krakowski).

Slowacki est né le 4 septembre 1809 à Krzemieniec, aujourd’hui ville d’Ukraine, où son père enseignait au lycée, avant d’être chargé de la chaire de littérature à l’Université de Vilna. Sa mère, très cultivée, tiendra à Vilna un brillant salon. Dès ses plus tendres années, Juliusz vécut dans un milieu d’intellectuels, très raffiné. Enfant précoce, il demandait à Dieu « de le faire poète et de lui donner la gloire après la mort ». Il avait alors huit ans. Parmi ses lectures préférées auxquelles il fait souvent allusion dans son Journal, figurent : l’Iliade, Le Paradis Perdu, la Jérusalem délivrée, la Messiade, les Maximes de La Rochefoucaud, la Henriade de Voltaire. Il avoue n’avoir pas lu les Lusiades dans le texte original parce qu’on n’avait pas pu trouver un maître capable de lui enseigner le portugais. À 15 ans, il parle couramment sept langues : outre le latin, le grec et sa langue maternelle, le polonais, l’anglais, l’allemand, l’italien et le français. Ses études de droit à Vilna l’ennuient : il est surtout poète !

L’insurrection de novembre 1830 le surprend à Varsovie où il vient d’accepter, à contre-coeur, un poste au Ministère des Finances. Pour les insurgés, il compose des poèmes patriotiques, l’hymne Bogarodzica, l’Ode à la Liberté et d’autres. Mais, d’une constitution physique faible et trop sensible, il ne peut porter les armes, et le gouvernement insurrectionnel le charge d’un courrier diplomatique pour Londres. Cette mission remplie, alors que l’insurrection touche à sa fin, Slowacki s’installe à Paris, comme beaucoup de ses compatriotes, les insurgés de la veille : officiers, hommes d’État, professeurs, artistes. C’est la « Grande Émigration ». Paris devient ainsi le centre de la vie intellectuelle et littéraire de la Pologne. Slowacki y publie ses premiers tomes de Poésies, sans succès. Le bruit court même que Mickiewicz compare sa poésie à « une église d’une belle architecture, mais sans Dieu à l’intérieur ».

Profondément blessé, Slowacki quitte la France et s’installe à Genève où il compose entre autres deux chefs-d’oeuvre dramatiques : d’abord Kordian, une pièce autobiographique, en relation avec le soulèvement de novembre, et qui était, dans l’intention de Slowacki, une réplique aux Dziady de Mickiewicz. Puis, une « ballade dramatisée en cinq actes », Balladyna, pleine de fantaisies, de charme, d’ironie, qui abonde aussi en réminiscences littéraires, surtout de Shakespeare. D’autres pièces suivront bientôt : Horsztynski, Mazepa, Beatrix Cenci, Lilla Weneda.

En été 1835, Slowacki entreprend un long voyage en Orient. Il visite d’abord Rome, puis la Grèce, l’Égypte, le Liban, puis, à dos de chameau, la Palestine. À Jérusalem, il passe « une nuit en larmes et en prières auprès du Saint-Sépulcre ». Le fruit de ce voyage, c’est d’abord une sorte de journal : Voyage en Terre Sainte (Podroz do Ziemi Swietej), avec le poème Grób Agamennona (Le Tombeau d’Agamemnon), l’hymne Au coucher du soleil, l’Entretien avec les Pyramides; puis, deux poèmes plus développés : Le Père des Pestiférés (Ojciec zadzumionych), qui raconte l’histoire poignante d’un Arabe à qui la peste enlève, au désert d’El-Arish, sept enfants et leur mère, et qui s’en retourne seul au pays.

Anhelli appartient au même cycle d’inspiration orientale. Écrit en beaux versets bibliques, Anhelli n’est pas seulement le tableau lugubre de la vie des déportés dans une Sibérie stylisée, c’est aussi une allusion très nette aux émigrés polonais de France, avec leurs misères, leurs divisions, leurs querelles. Le héros du poème, Anhelli, proscrit comme ses compatriotes, est un homme intègre, prédestiné au sacrifice pour racheter ses compagnons d’infortune. Guidé par le sage Chaman, il visite l’enfer de la Sibérie où les déportés se déchirent en des luttes fratricides, jusqu’au jour où Dieu extermine le dernier d’entre eux pour blasphème. Anhelli meurt en victime expiatoire, au même moment où, dans l’aurore boréale apparaît un chevalier qui annonce la résurrection des peuples, la chute des rois-tyrans et appelle les forts à la vie. Anhelli symbolise aussi la poésie dont le rôle est de conserver et de transmettre aux générations futures la foi dans la patrie et dans ses valeurs traditionnelles.

De retour à Paris, Slowacki mène, les dix dernières années, une vie solitaire et laborieuse. Toute riche qu’est sa production littéraire elle n’atteint pas de suite le large public des émigrés. Ce n’est qu’en 1841, à l’occasion de Beniowski, que le nom du poète devient célèbre. L’histoire du comte Beniowski qui évoque à la fois la Hongrie et la Pologne, la Sibérie, la France et l’île de Madagascar, n’est en réalité qu’un simple lien poétique qui unit tout un monde d’aventures, de récits pittoresques, de digressions historiques, philosophiques et esthétiques, de réflexions personnelles et même d’invectives. Slowacki fait de ce personnage historique un poème dont les allusions satiriques font parler de l’auteur et lui valent même une provocation en duel.

En juillet 1842, Slowacki rencontre le célèbre mystique Andrzej Towianski et, comme Mickiewicz, il adhère quelque temps à sa doctrine du perfectionnement moral. Mais, il est vite déçu par l’atmosphère étouffante de la « nouvelle Église » et, plus tôt que Mickiewicz, il rompt avec le towianisme et revient au christianisme et aux sentiments de charité évangéliques qu’avait déjà réveillés en lui le voyage en Terre Sainte et que vont renforcer maintenant les lectures et la traduction de Calderon. Deux drames témoignent de ce retour à l’inspiration mystique : l’Abbé Marc et Le Songe d’argent de Salomé, écrits en vers caldéroniens de huit syllabes.

Malgré la tuberculose qui le ronge et la vie qui s’éteint, Slowacki compose encore deux oeuvres d’importance : Genèse par l’Esprit, (Genesis z Ducha) en prose rythmée, qui présente l’histoire du monde comme une suite d’incarnations de l’esprit qui, au milieu des vicissitudes et de la douleur, tend à la perfection et y entraîne individus et peuples; et le Roi-Esprit, (Król-Duch) qui est l’histoire symbolique de la future Pologne où le même esprit travaille déjà à délivrer « son âme angélique de son crâne grossier ».

La révolution de février 1848 éveille dans l’Émigration de nouveaux espoirs et sans tarder, en avril, Slowacki se rend avec quelques amis à Poznan pour soutenir le Comité insurrectionnel local. Traqué par la police prussienne, il doit se cacher sous un nom d’emprunt à Wroclaw. Il y passe quelques jours heureux avec sa mère qu’il n’avait plus revue depuis 18 années. Revenu à Paris malade, il continue à écrire le Roi-Esprit qui restera inachevé.

Le 3 avril, au matin, très affaibli, il demande à voir son compatriote, l’abbé Praniewicz, il reçoit les derniers sacrements, se confesse, puis, se faisant lire par son ami Felinski la lettre de sa mère qui vient d’arriver, il meurt.

En juin 1927, 78 ans après la mort du poète, ses cendres sont transférées du cimetière de Montmartre vers la Pologne restaurée, et, après un hommage solennel du gouvernement polonais, déposées à Cracovie, dans la crypte royale du Wawel, à côté du tombeau d’Adam Mickiewicz.

E.M.

Toulouse, 19 mars 1999.